La Loi Travail vient d’être adoptée et avec elle, en son article 2, l’introduction de la neutralité religieuse dans l’entreprise.
« Il résulte de la combinaison des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché » indiquait la Cour de cassation dans le second arrêt Baby Loup du 25 Juin 2014 (Arrêt n° 612 du 25 juin 2014 (13-28.369) - Cour de cassation - Assemblée Plénière –ECLI:FR:CCASS:2014:AP00612).
Le nouvel article L 1321-2-1 du Code du Travail (issu de la Loi Travail qui vient d’être adoptée) indique désormais : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonction nement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
Plusieurs questions se posent :
1. Au plan juridique :
Ces nouvelles dispositions sont-elles conformes aux articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (reproduits ci-après) ayant valeur constitutionnelle ?
Article X : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
Article XI : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi.
Sont-elles également conformes aux dispositions des articles 9 et 10 et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (reproduits ci-après) ?
Article 9 - Liberté de pensée, de conscience et de religion :
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
Article 10 - Liberté d’expression :
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
2. Au plan de la pratique RH, quel sera l’impact de telles dispositions en pratique dans les entreprises ?
Ces dispositions ne visent-elles que les pratiques religieuses ?
Bien évidemment, c’est ce que l’on peut lire en filigrane et la manière dont on devra utiliser ce texte en pratique.
Mais si l’on devait s’en tenir à la lettre du code du travail, c’est loin d’être évident (« Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés »). Le terme de « religion » fait-il si peur ou est-il si clivant qu’il a été omis du texte de la Loi ? Ou est-ce pour se donner l’illusion d’y adjoindre également toute dérive sectaire qui ne serait pas reconnue comme religieuse ?…
Ces dispositions sont-elles utiles ?
Il est exact que certaines entreprises peuvent être confrontées à des demandes de salariés manifestant leurs convictions religieuses par le port d’un vêtement (croix, voile, niqab, kippa, …) ou souhaitant utiliser une salle dans un but confessionnel. Ce dernier point n’est pas nouveau et les usines de véhicules automobiles, dès les années 1960, en avaient déjà compris l’intérêt : éviter que les salariés ne perdent du temps pour aller jusqu’à un lieu de culte et maximiser leur temps de travail.
Certes, la question aujourd’hui est différente.
Les nouvelles dispositions, si elles sont matérialisées dans le règlement intérieur, pourraient peut-être permettre à l’employeur d’utiliser le règlement intérieur pour refuser de telles demandes effectuées par des salariés. Mais pour cela, il devra pouvoir justifier la réalisation des deux strictes conditions suivantes :
si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise,
et si elles sont proportionnées au but recherché.
Or, ces deux conditions étant particulièrement floues, autant dire que l’employeur prend, en l’état de ces dispositions, un risque certain d’introduire une telle mesure dans son Règlement intérieur.
Incidence sur les dérives religieuses de groupes en entreprise ?
Les nouvelles dispositions n’ont pas d’incidence sur les risques de dérives religieuses ou sectaires que peuvent avoir tel ou tel groupe (voire syndicat) pouvant inquiéter l’entreprise, les salariés ou les autres syndicats, car ces dérives ne sont pas prévues par le nouveau texte du Code du travail. La seule possibilité étant d’utiliser la notion « d’indépendance » de l’article L 2121-1 du Code du travail relatif à la représentativité du Syndicat (reproduit ci-dessous) qui ne correspond pas aux difficultés ainsi rencontrées.
En conclusion, le nouvel article L 1321-2.1 du Code du travail est :
sociologiquement intéressant en ce qu’il fait partiellement droit aux tenants de la « laïcité de combat »,
mais dans des conditions tellement imprécises (absence de définition de la laïcité, conditions restrictives particulièrement floues) qu’il nous semble, au plan juridique, très difficile à mettre en œuvre.
C’est pourquoi nous attirons l’attention de nos clients et amis DRH sur les risques à utiliser ces nouvelles dispositions telles qu’elles existent en l’état pour insérer dans leurs Règlements Intérieurs des dispositions qui « imposeraient » la neutralité religieuse en entreprise en interdisant la manifestation religieuse des salariés, qu’il s’agisse du port d’un vêtement ou de la demande de salles de prières.
D’ailleurs, cette « neutralité religieuse » ou « laïcité à la française » ne devrait-elle pas être seulement définie par les principes « d’impartialité ou de neutralité de l’État à l’égard des confessions religieuses » et de protection apportée au citoyen de croire ou de ne pas croire en manifestant ses croyances s’il le souhaite, serait-ce sur le domaine public ou de l’entreprise, bien évidemment dans le strict respect des principes légaux, constitutionnels, européen et internationaux à commencer par les règles de respect et de dignité de l’Homme ?